Ce genre abus n'a rien à voir avec une action qui survient, alors qu'elle ne devrait pas se produire, mais exactement le contraire. C'est-à-dire que l'abus se manifeste plutôt par l'absence d'une réaction, que toute personne normale a tendance à manifester dans le même contexte. Comme il n'y a rien à signaler, aucun geste, aucune émotion, il est très difficile d'en parler. Pourtant, il s'agit bien plus que d’une simple négligence, c'est un grave manquement, susceptible de profondément bouleverser l'équilibre d'une personne.

„ Je croyais que la violence était dans les cris, les coups, la guerre et le sang. Et maintenant je sais que la violence est aussi dans le silence, qu'elle est parfois invisible à l’œil nu. La violence est ce qui nous échappe, elle se tait, ne se montre pas, la violence est ce qui ne trouve pas d'explication, ce qui à jamais restera opaque. “
- Delphine de Vigan -

Imaginez le regard inexpressif d’un proche qui, à aucun moment, ne croise le vôtre, et quand il se résout finalement à le faire, sans que l'on sache vraiment pourquoi, il se montre totalement insensible à vos besoins. Vous ignorez ce qu'il a derrière la tête. Il n'a aucun état d'âme. Il n'y a pas d'interaction entre lui et vous, ni d'échange. C’est un vide abyssal, mais paradoxalement, plein de significations cachées.

Si vous êtes un petit enfant sans défense, l'attitude de cet adulte vous touche, d’autant plus s’il est votre père ou votre mère. Un enfant risque d’être profondément perturbé par un parent inapte à répondre à ses besoins émotionnels vitaux. L'expérience montre, en effet, que des bambins de quelques mois sont incapables de gérer le visage sans expression d'un géniteur, insensible à leurs sollicitations. Le sentiment de rejet éprouvé lors de ce type d'interaction, qui se caractérise en réalité par une absence totale de réciprocité, est traumatisant pour l'enfant. Si un témoin neutre pouvait quotidiennement assister à ce spectacle, il parlerait sans autre de maltraitance grave et pointerait du doigt un parent si cruel, totalement indifférent au sort de son enfant.

Lorsque ce rapport particulier s’établit entre deux adultes, l'observateur n'a réellement aucun moyen d'identifier la problématique. Alors que dans le premier exemple, le comportement pathologique du parent saute aux yeux. En effet, les besoins d'attention de l'enfant sont immédiatement perceptibles et justifiables en raison de sa vulnérabilité, alors qu'il en va tout autrement pour un adulte. Il est très facile, de la part de celui qui adopte une attitude aussi excluante, de projeter ses sentiments négatifs sur quelqu’un d’autre, en prétendant que c’est cette personne qui est responsable de son état. L'adulte qui subit ce traitement aura tendance à se culpabiliser et à croire qu'il a provoqué l'attitude de son interlocuteur, alors qu'en réalité, il n'y est pour rien. Il est certes possible de s'expliquer, mais la mauvaise foi qui conduit la personne abusive à se dédouaner de toute responsabilité ne permet généralement pas un débat convenable.

Lorsque dans votre vie intime, vous avez affaire à une personne dont vous ne parvenez jamais à comprendre les attitudes inattendues, vous serez très probablement mal à l'aise en sa compagnie. Bien que votre réaction soit justifiée, vous n’en restez pas moins dubitatif. Vous allez vers elle tout sourire. Vous attendez un signe d’attention, un mot aimable de sa part, et c’est tout le contraire qui se produit. Vous êtes confus, car vous ignorez pourquoi cette personne manifeste une telle attitude. Si, d'autre part, vous vivez avec elle, vous pouvez difficilement en déduire que vous n'y êtes pour rien. Vous chercherez donc à saisir le sens de son comportement. Le problème est qu'il n'y a rien à comprendre, puisque le problème fondamental ne vous appartient pas. Cette personne est ainsi faite. C'est son caractère, pourrait-on dire, ou sa manière d'être. Bien qu'il soit difficile de l’accepter, vous êtes mis devant le fait accompli par son refus de communiquer. Peut-être est-elle surmenée ou de nature bileuse. Probablement a-t-elle tendance à garder pour elle ses soucis. Quoi qu'il en soit, il est délicat de trouver la vraie cause d'un comportement, alors qu'il existe une multitude de raisons de l’expliquer.
Et, puis, cette personne a sûrement toujours été comme elle est, sans jamais elle-même s'interroger sur l'origine de son caractère. D'autre part, la perfection n’étant pas de ce monde, chacun a ses propres travers que l’on a tendance à supporter si l’on veut rester en bons termes avec les autres.
Néanmoins, nous pouvons tirer quelques parallèles entre l'attitude de ce parent, insensible aux besoins de son enfant, et l’attitude du conjoint qui partage votre vie.
L'un et l'autre ne répondent pas aux légitimes attentes de leurs interlocuteurs. Dans le premier cas, le besoin émotionnel de l'enfant est frustré, dans le second, c'est le manque de transparence qui prévaut. Le dérèglement se situe donc plutôt au niveau de l'absence de communication et d’implication réciproque. Pour des raisons qui lui sont propres, cette personne va utiliser son enfant comme son conjoint, c'est-à-dire les instrumentaliser, en projetant sur eux ses conflits irrésolus.

Elle n'a aucune raison de justifier son état qui ne dépend pas de l'autre. Cependant, elle n'a pas le courage de reconnaître son conflit et ne se gêne pas d’impliquer une autre personne, dont l'attachement est quant à lui sincère. Ce chantage émotionnel constitue un abus qui ne peut être enrayé que par la prise de conscience de la victime. Tant qu'elle accepte de subir cette interaction, elle satisfait au but recherché par l'autre, même lorsque ce but n'est pas réellement conscient. L'abus invisible est donc au final double, puisque au retrait émotionnel et à la frustration des sentiments s'ajoute la manipulation, en faisant croire à l'autre qu'il est responsable de cet état si peu désirable.

Quelle est alors la manière de se sortir de ce guêpier ?

La première disposition à prendre est d'abord de s'apercevoir que contrairement à un vrai conflit, il n'y a pas précisément de cause extérieure justifiant le malaise en cours. Les raisons invoquées sont généralement futiles et au mieux confuses. Il n'y a pas, par ailleurs, de volonté affirmée de trouver une issue au conflit de la part de celui qui le provoque. Il est notable que la plupart de ces personnes vont tout faire pour pourrir la situation. D'abord, elles cherchent à provoquer une situation conflictuelle justifiant leur état présent. Ce n'est jamais le contraire qui survient. L'humeur détestable précède le conflit. Ensuite, elles se trouvent légitimées par les réactions de leurs interlocuteurs. En particulier, lorsque ceux-ci acceptent l'interaction boiteuse qui leur est imposée, en s'attribuant ainsi, consciemment ou inconsciemment, une part de responsabilité. Favoriser une solution établie sur la concertation et la négociation ne fonctionne manifestement pas avec certains individus problématiques. 
Aucun accord n'est habituellement trouvé, puisque l’objectif de la personne abusive est de faire passer l'autre pour le coupable.
En second lieu, la personne abusive se comporte de cette manière, car elle obtient des avantages non négligeables, aussi psychologiques que matériels. Cet aspect est souvent négligé, mais l'ascendant qu'exerce la personne abusive sur ses proches lui permet d'en retirer presque toujours un bénéfice immédiat, d'autant plus que la tolérance de ses interlocuteurs la renforce dans la conviction qu'elle agit dans son bon droit.
Paradoxalement, vous marquez beaucoup plus les esprits en vous faisant craindre et haïr. En cultivant une attitude froide et hautaine, vous impressionnez bien plus vos interlocuteurs qu'en multipliant les gentillesses. Toute la force de la personne abusive se situe dans l'art de transmettre l'idée qu'elle est puissante et redoutable, à tel point que tout désir de questionner son autorité est abandonné.
De nombreuses victimes sont tétanisées par le silence implacable et l'absence totale de justification de l'abuseur. D'autre part, il est quasiment impossible de le dénoncer. Il n'a pas un comportement violent, il est un parfait citoyen, il n'a absolument rien à se reprocher. Il n'est pas rare que ce type d'abuseur se livre à des malversations sans qu'on le suspecte minimement. Une plainte contre lui doit parfaitement être étayée. Si les faits ne peuvent pas être prouvés, il est parfaitement illusoire de vouloir le sanctionner. 

Leur propension à tenir le rôle de la victime et à se faire voir comme une personne inoffensive et innocente nécessite par ailleurs de sensibiliser les observateurs sur les talents manipulatoires de ces individus. Or, une manipulation réussie se caractérise justement par la faculté de gruger les observateurs. C'est un processus répétitif, dont les succès accumulés procurent une grande confiance en soi.
Ces personnalités semblent déconcertantes et mystérieuses tant que l'on ne comprend pas que c'est principalement leur vacuité qu'ils mettent en acte et non pas les tendances machiavéliques qu'on leur prête et que l'on désespère de trouver.
Les conséquences de leur comportement sont toutefois si nuisibles que l'on peine à réaliser que leur volonté de destruction est avant tout un mécanisme de survie et non d'agression primaire. Ces personnes ne disposent pas d'autres options, car elles n'ont jamais appris à agir autrement. En d'autres termes, si elles sont insensibles et totalement indifférentes à vos besoins fondamentaux, c'est qu'elles n'ont jamais à interagir dans une acceptation réciproque. Peut-être même ressentent-elles inconsciemment ce fossé énorme qui les sépare d'une attitude normale, mais elles n'ont cependant aucune possibilité de le combler, car elles ne disposent ni des outils ni de la matière première pour remplir ce vide.
En prenant conscience que notre interlocuteur manque d'une qualité essentielle et qu'il n'en est en fin de compte pas responsable, nous cessons alors d'être un enfant sans défense face à un adulte tout-puissant qui attend de sa part qu'il agisse comme il est supposé le savoir. Si l'enfant constate et subit l'incapacité de son géniteur à s'intéresser à lui et à l'aimer sans condition, il ne peut pas comprendre ni accepter que cet adulte soit si insensible à sa présence. Toutefois, l'adulte confronté à un autre adulte comme lui est capable de s'apercevoir que ce comportement ne le concerne pas en réalité. Il a la faculté de se détourner de ce regard absent et de chercher ailleurs une gratification.
Les abus invisibles ont toujours un rapport avec les silences qu'ils tentent d'imposer. D'abord, le silence de la non-communication et de la négligence. Ensuite, le silence de l'esquive et de la fuite. Finalement, le silence de la rupture et de l'oubli. Mais, chacun de ces silences s'oppose au développement harmonieux de l'individu. Aucune possibilité n'existe de s'entendre, de se comprendre et de s'aimer lorsqu'un contact élémentaire n'est jamais établi. L'abus reste invisible lorsque la nature du non-rapport n'est pas explicitement définie. L'illusion du possible, de ce que pourrait ou plutôt devrait devenir cette relation, est tenace. Elle motive et finit par désespérer celui qui sollicite l'autre, mais ses légitimes espoirs sont toujours déçus, car l'autre n’a rien à offrir, juste une enveloppe sans consistance, un masque inexpressif au regard vide.

N'est-ce pas alors le destin de celui qui s'accroche à cette présence illusoire de baisser les bras et d'être vaincu par cette fatalité, de ne pouvoir rien retirer de ce rapport et de tous les autres qui vont suivre ?
Si l'autre est incapable de me procurer ce que je suis en droit d'attendre, si, par conséquent, je suis impuissant à lui faire comprendre ce que je ressens en sa présence, suis-je encore en position de mériter cette attention ?
L'enfant ne pense pas à chercher un substitut à ce parent frustrant. En effet, il sait bien qu'il n'a que lui au monde et qu'il est fait de la même chair que lui. L'adulte qui n'a pas pu effectuer cette association dans sa prime enfance reste totalement dépendant de l'existence de chaque substitut parental et cherchera auprès de cet homme ou de cette femme ce qui lui manque encore : cette acceptation inconditionnelle de l'autre.
Ainsi, lorsque la frustration pointe son nez, il reste le choix entre l'absence totale, et non la rupture qui présuppose l'existence d'une relation précédente, ou la violence contre l'autre et soi-même. L'abus invisible, qui se caractérise par le silence et la non-communication, préfère le passage à l'acte violent plutôt que l'absence totale, bien plus traumatisante, car elle met en évidence la profonde anormalité et vacuité du sujet. C'est pourquoi l'activité qui suit la passivité forcée est toujours teintée de revanche contre l'autre qui devient alors un simple bouc émissaire. Le sujet se révolte contre l'injustice subie alors que ses attentes non satisfaites proviennent de sa propre inaction conditionnée par son incapacité d'aimer. La seule volonté du sujet est alors de justifier son hostilité en provoquant des conflits. En revanche, forcément insolubles, car la question n'est pas de s'affranchir de cet état jugé bien moins pénible que le risque de l'indifférence qui ramène le sujet à sa propre vacuité.

Nous constatons qu'à ce stade de la relation, sa subsistance n'est possible qu'en raison d'un attachement mutuel négatif auquel s'accrochent les protagonistes. Aux failles de l'un s'ajoutent celles de l'autre qui sont plus ou moins de la même nature. Aucun des deux n'a intérêt à rompre l'escalade, car elle est, à leurs yeux, pour des motifs, peut-être différents, nécessaire pour justifier sa position. Paradoxalement, dans ces conflits inextricables, chacun peut invoquer le désir de les surmonter afin de trouver la paix et l'amour. Cependant, cet objectif n'a pas plus de consistances qu'un mirage, personne n'ayant vraiment grand-chose à offrir de positif. Les protagonistes n'ayant jamais complètement appris à s'accepter tels qu'ils sont, privés peut-être de ce regard parental les accueillant comme individus à part entière, il semble peu probable qu'ils puissent s'entendre.

Reconnaître l'autre est en définitive impossible tant que l'on se refuse de s'accepter, mais cette acceptation nécessite d'avoir été reconnu par ses propres géniteurs.
Est-il alors possible de sortir de ce dilemme si l'on n'a pas joui dans l'enfance de cette reconnaissance fondamentale ?
La compréhension du problème et de sa position dans le cycle de l'abus permet parfaitement d'en sortir et d'atteindre des relations satisfaisantes. Il est important de renoncer aux accusations et aux autoaccusations et d'analyser lucidement chaque situation en s'en tenant aux faits, tout en reconnaissant que l'ignorance joue une grande part dans le développement de ces abus. Il y a d'abord l'ignorance, bien pardonnable, de l'enfant, incapable de saisir la réalité complexe de l'adulte qui s'occupe de lui, et ensuite celle de l'adulte tout aussi compréhensible puisqu'elle provient de la masse d'idées reçues provenant de sa propre enfance et de son éducation qui lui empêchent d'avoir une vision objective de la situation.

L'abus invisible est finalement l'incapacité de mettre des limites à un désir irréalisable qui n'est qu'une réminiscence de l'enfance et qui rend tout rapport adulte illusoire.