Le harcèlement moral: La violence perverse au quotidien
Marie-France Hirigoyen
« Le harcèlement moral » de Marie-France Hirigoyen a été publié en 1998. Pourtant, aujourd’hui, plus de 20 ans après la parution du livre, la problématique du harcèlement moral n'est pas encore reconnue pleinement par les médias et le public.
„ Il y a chez chacun de nous une pulsion de mort destructrice. Un des moyens de se débarrasser de cette pulsion de mort interne consiste à la projeter à l’extérieur sur quelqu’un d’autre. Certains individus pratiquent ainsi un clivage entre les bons et les mauvais. Il ne fait pas bon être dans le camp des mauvais. “
- Marie-France Hirigoyen -
Face à l'absence de soutien efficace au niveau légal, les victimes en sont souvent réduites à développer leur propre méthode de défense. D'où l'utilité de livres comme celui de Marie-France Hirigoyen, qui bien qu'il ne réponde que partiellement à toutes les questions qu'une victime de harcèlement moral se pose, n'en offre pas moins une foule d'observations pertinentes tirées de son expérience clinique.
Les exemples tirés du livre de Marie-France Hirigoyen montrent bien que le travail de reconstitution du réel, à l'image d'une enquête criminelle, butte sur des détails en apparence insignifiants, dont la portée n'est pas immédiatement perceptible.
Face à la problématique du harcèlement moral et afin de faire en sorte que cette maltraitance soit reconnue, il y a au préalable deux grandes difficultés à résoudre. La première concerne la prise de conscience de la victime. La seconde, celle que doivent faire les observateurs éventuels et surtout les intervenants de la justice ; dans ce dernier cas, il est impératif que le caractère répétitif du harcèlement soit étayé par des preuves circonstanciées.
Comme le souligne Marie-France Hirigoyen, une des plus grandes difficultés de la victime est de réaliser que ce qui ne tourne pas rond dans sa relation n’est pas attribuable à une cause ordinaire.
Un des besoins fondamentaux de l'être humain est de rendre cohérent l'univers dans lequel il vit. Les désaccords et les conflits existent. La réaction normale d'un individu bien disposé est de chercher à les résoudre. Il ne lui viendrait tout simplement pas à l'esprit que d'autres personnes, et plus particulièrement celles qui partagent sa vie, ont un objectif inverse. C'est-à-dire, que de leur côté, ces personnes si étranges n'éprouvent aucun scrupule à saborder leurs relations.
Marie-France Hirigoyen met en évidence la manière particulière de couper la communication d'un conjoint abusif. Il ne débat pas du problème. Il n'exprime pas son ressenti. Il se place au-dessus de tout cela. Si, à ses yeux, le problème n'existe pas, il n'y a donc aucune possibilité de le résoudre. La victime de cette violence psychologique en est réduite à scruter le regard de son interlocuteur. En l'occurrence, un regard hautain, empreint d'une rancœur inattendue, qui vise à la culpabiliser d'avoir osé débattre d'un problème, comme il peut pourtant y en avoir dans n'importe quel couple.
Ces petits détails sont sans importance, si on ne les replace pas dans leur contexte, qui reste à bien des égards inconnu des observateurs, de même que de la victime.
À travers différents exemples, Marie-France Hirigoyen met en évidence le mode relationnel pervers adopté par certains individus (hommes ou femmes). Pour idéaliser un nouvel objet d'amour ou pour continuer de tirer les marrons du feu d’une relation viciée à la base, le manipulateur pervers a besoin de projeter toutes ses tendances négatives sur quelqu'un d'autre. Pour le pervers, l'amour et la haine sont totalement incompatibles, ou plutôt ne peuvent cohabiter au sein d'une même personne. De là vient son impossibilité de reconnaître ses propres travers. L’amorce d'une nouvelle relation se construit sur le mal, incarné par le partenaire précédent.
Marie-France Hirigoyen montre que la victime ne trouve plus grâce aux yeux de son conjoint, avant même qu’une rupture ne soit provoquée. Une fois que la personne a endossé le rôle du bouc émissaire, une marche en arrière est d'autant plus difficile à envisager que la violence psychologique ou physique, dans les cas extrêmes, marque de son emprise la relation. La victime adhère, consciemment ou inconsciemment, au scénario de l’abuseur et en devient dépendante. Tant que la victime ne saisit pas le processus mental qui induit le comportement du manipulateur, elle demeure incapable de réagir de manière adéquate. Elle continue de se sentir impliquée par ce phénomène de projection pathologique, qui en réalité ne la concerne pas.
Les séparations d’avec un manipulateur pervers sont douloureuses, même pour une victime finalement heureuse de sortir d'une relation sans espoir. La victime s’imagine que le manipulateur, qui vient de la quitter, bien qu’elle s'accroche à lui et soit prête à lui pardonner, va tirer un trait sur son passé et changer d'attitude, plus particulièrement dans une situation où le couple a des enfants.
Il n'en est rien. Le manipulateur est rempli de ressentiment, même si c'est lui qui a provoqué la rupture. Il continue de haïr implacablement son ex-conjoint. Si l'occasion se présente, il fera tout pour lui compliquer l'existence. Notamment en se servant de leurs enfants pour le faire souffrir. Lorsque l'on se penche sur le terrible ressentiment qui anime ces personnes, au point de saborder la relation de leurs propres enfants avec leur autre parent, et de compromettre ainsi gravement leur développement affectif, on ne peut s'empêcher de rester interloqué.
Marie-France Hirigoyen émet la seule hypothèse qui semble plausible : ces personnes, afin de ne pas se détester, doivent déverser toute leur ire sur celui qui antérieurement faisait partie d'elles-mêmes. Par conséquent, une relation d'amour idéalisée se transforme en haine absolue. Une autre manière d'expliquer ce revirement affectif est de considérer l'envie abyssale qui anime ces personnes. Elles se sont littéralement nourries de la joie de vivre de leurs victimes, et ces dernières, loin d'être annihilées par cet abus, restent dans bien des cas fidèles à leurs principes. C'est une défaite mortifiante pour quelqu'un qui aspire à s'approprier des valeurs morales d'autrui. C'est un aveu d'infériorité inacceptable. Peut-être faut-il voir dans cette impuissance à réaliser leurs rêves puérils, le triste destin de ces personnes et surtout le besoin de se venger sur les autres, leurs enfants y compris.
Dans un autre exemple fourni par Marie-France Hirigoyen, le manipulateur utilise son avocat pour saborder la communication et pour entretenir une approche très polarisée avec son ex-conjoint, rendant ainsi impossible toute résolution des problèmes débattus. Le grand risque pour une victime est de se laisser perturber par la logique manichéenne du manipulateur, au point de la reproduire ; ce qui finit par la desservir doublement. Tout d'abord, la situation est rendue encore plus confuse. Ensuite, le manipulateur parvient à légitimer ses fausses accusations et à se faire passer pour une victime.
Si Marie-France Hirigoyen souligne que la non-communication, ainsi que les provocations qui vont avec, constituent l'arme absolue des manipulateurs. L’auteur n'offre cependant pas de solution pour contrer efficacement ces manœuvres déstabilisantes.
Dans un cas présenté, la cliente de l’auteur a enregistré la conversation qu'elle a tenue avec son ex-conjoint manipulateur. Dans ces échanges, la haine de cet homme, père de leurs enfants, est manifeste. Toutefois, un tel échange, considéré en dehors du contexte global, n'est d'aucune utilité pour mesurer le danger de la situation. C'est le caractère répétitif de cette violence psychologique, sur une certaine durée, qui met en évidence la pression omniprésente que les manipulateurs font peser sur leurs victimes.
Marie-France Hirigoyen parle de la tonalité monocorde de la voix des manipulateurs. Comme le contenu des paroles n'importe guère, il est significatif que le langage du manipulateur est étroitement lié à ses pulsions immédiates, c'est-à-dire son besoin de séduire, d'intimider ou d'agresser (directement ou indirectement). Pour bien connaître la musique que jouent les manipulateurs, le silence entre ces mêmes paroles est aussi très caractéristique. Lorsqu'il se prolonge et se transforme en mutisme obstiné, le silence correspond au couperet de la censure. Celui-ci peut s'abattre à l'improviste, selon l'humeur du manipulateur, hypersensible à toute altération du cadre pervers qu'il impose. Les mots sont vidés de leur sens originel. Les interjections ou onomatopées se rapprochent des grognements du règne animal. Dans tout rapport avec un pervers, il y a l'irruption soudaine d'un monde inavoué régi par des besoins instinctifs primaires.
Comme le souligne Marie-France Hirigoyen, dire sans dire est une habile manière de limiter les risques d'être découvert et, quand la situation se gâte, ce subterfuge est utile pour retomber sur ses pattes. C'est cependant une erreur de ne considérer que l'aspect factuel du mensonge. Il est parfois tellement gros que l'on a de la peine à comprendre pourquoi le manipulateur s'y accroche avec autant de mauvaise foi.
Marie-France Hirigoyen met très bien en évidence le type de communication qui est à la base de la manipulation malveillante : le pervers occulte, pour montrer, mais sans dire. La victime essaie de trouver les pièces manquantes du puzzle. Le problème est que le tout, c'est-à-dire le puzzle reconstitué, n'existe que dans l'esprit de celui qui tente de donner un sens à ce simulacre de normalité.
Bien que Marie-France Hirigoyen parle du sarcasme et des plaisanteries de mauvais goût du harceleur moral, elle néglige de parler de son absence d'humour caractéristique, qui en fait un être à part. Le rire est communicatif et libérateur. Rire de soi, en se penchant sur son propre comportement, parfois ridicule, est aussi une marque de saine auto-estime. Face à ces « provocations », le manipulateur reste imperturbable et n'apprécie pas du tout les observations, faites pourtant sans intention de blesser et au contraire pour apaiser les tensions.
Lorsque la victime parvient à mettre en évidence le côté pathétique et grotesque des psychodrames du manipulateur, elle est sur la voie de la guérison.